Le monitoring des violations de la liberté d’expression en Afrique de l’Ouest par la Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA) a établi une tendance croissante à la saisie et à la fouille forensique des équipements numériques des journalistes et des organisations de médias par les forces de sécurité et d’autres individus, ce qui soulève des préoccupations en matière de censure et de la protection des données. Au cours des deux dernières années, la MFWA a enregistré un total de 40 saisies et/ou destructions d’appareils numériques de maisons de presse et de journalistes.
Alors que certains auteurs détruisent purement et simplement les appareils photo, les microphones et les téléphones portables des journalistes et des militants afin de détruire les preuves et de censurer la publication de matériel critique, d’autres procèdent à des fouilles forensique des téléphones portables et des ordinateurs des journalistes et des organisations de médias en violation flagrante de la protection des données.
Le 20 mars 2018, la police en Mauritanie a arrêté et détenu un photojournaliste franco-marocain, Seif Kousmate, a saisi son ordinateur portable et son téléphone mobile et l’a interrogé pendant trois jours. Bien que les appareils saisis lui aient été restitués par la suite, le journaliste s’est plaint de la rétention de plusieurs cartes mémoire contenant des photos qu’il avait prises au cours de ses recherches sur l’esclavage dans le pays.
Le 6 janvier 2019, un détachement de soldats a pris d’assaut le bureau régional de Maiduguri du journal Daily Trust et a emmené le chef du bureau régional, Uthman Abubakar, et un journaliste, Ibrahim Sawab, après avoir mené une perquisition dans les locaux. Lors du second incident, un membre du personnel de production a été emmené du siège du journal à Abuja. Ils ont également emporté un certain nombre d’ordinateurs qui ont été conservés pendant près d’un mois avant d’être rendus à leurs propriétaires.
Le 18 avril 2019, la police du Bénin a fait une descente au domicile de Casimir Kpedjo, le rédacteur en chef du journal en ligne Nouvelle Economie, a saisi l’ordinateur du journaliste, a scanné son contenu et a copié les données de l’appareil, avant de l’arrêter. Cette arrestation fait suite à un article critique sur l’économie du Bénin publié par le journaliste.
Suite à la publication d’un article critique sur le ministre de la sécurité nationale du Ghana, Albert Kan Dapaah, un groupe de force de la sécurité nationale a pris d’assaut, le 27 juin 2019, les bureaux du site d’information, ModernGhana.com, et a saisi deux ordinateurs. Les agents de sécurité ont également arrêté le rédacteur en chef adjoint, Emmanuel Ajarfor Abugri, et le journaliste Emmanuel Yeboah Britwum, et ont saisi leurs téléphones ainsi qu’une tablette appartenant à Abugri. Les forces de sécurité ont accusé de cybercriminalité les journalistes, lesquelles accusations seront ensuite abandonnées. Abugri a déclaré à la MFWA le 24 mars 2020, neuf mois après l’incident, que les gadgets saisis n’avaient pas encore été rendus.
Le 10 octobre 2019, la police libérienne a pris d’assaut les locaux de la radio populaire Roots FM et a interrompu sa transmission. Les images vidéo de l’incident montrent les officiers emportant des ordinateurs de bureau, plusieurs documents et des téléviseurs de la station de radio. Comme dans le cas de ModernGhana.com, les ordinateurs de Roots FM n’ont toujours pas été rendus, plus de cinq mois après leur saisie. Et si jamais ils sont restitués, il est peu probable qu’ils soient entiers et utilisables en toute sécurité. Il est presque certain que leur contenu aurait été soumis à une fouille intrusive. De plus, il y a le risque que les appareils soient mis sur écoute.
Le 12 novembre 2019, les forces de sécurité ont agressé Stanley Ugochukwu, un reporter de la chaîne Arise TV, et lui ont confisqué son appareil photo. Le journaliste couvrait les manifestations devant le siège des services de sécurité de l’État (SSS) pour demander la libération du journaliste et militant politique détenu, Omoyele Sowore.
Le journaliste français Thomas Dietrich a été agressé et son téléphone saisi par les forces de sécurité après qu’elles l’aient vu filmer leur répression des manifestations à Conakry le 5 mars 2020.
Saisie et Suppression
Parfois, cependant, les dispositifs saisis ne font pas l’objet d’une recherche forensique, mais d’une recherche physique de contenus indésirables, qui sont souvent effacés. Les particuliers, y compris les policiers qui soupçonnent qu’ils ont été enregistrés ou filmés à leur insu, notamment lors d’événements sportifs, d’élections et de manifestations, ont recours à la saisie des téléphones, des appareils photo et des enregistreurs des journalistes. Ces appareils sont ensuite détruits ou leur contenu effacé.
C’est le cas du journaliste indépendant Edidiong Udobia, qui a vu son téléphone saisipar des hooligans politiques alors qu’il couvrait la reprise des élections sénatoriales dans l’État d’Akwa Ibom au Nigeria le 25 janvier 2020. Les voyous ont accusé le journaliste d’avoir filmé leurs activités, et il a fallu l’intervention d’un officier de police qui a fouillé le téléphone et a confirmé qu’il ne contenait aucun contenu défavorable sur les voyous avant que l’affaire ne soit réglée.
Le 19 août 2019, un journaliste de la BBC, Andrew Gift, a été arrêté et mis dans un fourgon de police et forcé de supprimer les photos et vidéos qu’il avait prises des affrontements entre la police et les manifestants à Lagos.
Lors de l’élection du gouverneur de l’État de Kogi, au Nigeria, le 16 novembre 2019, les policiers ont saisi le téléphone portable de Chinedu Asadu, reporter du journal en ligne The Cable, et en ont effacé le contenu. C’était après que la police ait accosté le journaliste alors qu’il filmait des scènes d’achat de votes dans un bureau de vote.
Même le tribunal ne semble pas offrir de protection contre l’abus des droits des journalistes en matière de données. Le 19 septembre 2019, la magistrate Margaret Ekpedoho a ordonné à une journaliste, Mary Ekere, de supprimer les photos qu’elle avait prises des opérations d’une équipe spéciale d’assainissement dans l’État d’Akwa Ibom, au Nigeria.
«Si nous permettons que cela continue, cela signifie qu’un jour un mari et sa femme pourraient faire l’amour dans leur chambre à coucher, et qu’un journaliste entrerait pour les filmer», a déclaré Mme Ekpedoho lors du procès de Mary Ekere, une journaliste du journal The Post qui avait été arrêtée et détenue pendant deux jours pour avoir filmé un exercice de démolition mené par la task force d’assainissement de l’État dans la capitale, Uyo.
Conclusion
La fouille forensique des appareils des journalistes implique souvent un téléchargement complet de leur contenu, ce qui constitue une violation de la confidentialité des données. Les téléchargements sont effectués à l’aide de logiciels innovants. L’un de ces logiciels est XRY «qui a la capacité de récupérer les données supprimées des appareils mobiles; smartphones, téléphones mobiles, modems 3G, GPS et tablettes » selon son fabricant suédois, MSAB.
Pour se prémunir contre ces recherches intrusives, les journalistes et les organisations de médias doivent s’initier à la technologie et prendre des mesures pour installer une technologie de cryptage sophistiquée.
Malheureusement, les forces de sécurité sont bien mieux dotées en ressources et équipées que les journalistes ou les médias, et ces derniers seront donc toujours les victimes de ces violations numériques sans fin.
Pour assurer un équilibre entre le droit des médias à la protection des données et l’application efficace de la loi, le processus d’accès aux données à partir des appareils du personnel ou des organisations des médias devrait être réglementé par des règles claires et équitables régissant le contrôle des données personnelles.
En accord avec cette préoccupation, les groupes de défense des droits numériques ont fait valoir que l’utilisation d’outils d’extraction de données pour télécharger des données à partir des appareils numériques des suspects devrait nécessiter un mandat délivré sur la base de soupçons raisonnables par un juge. Ils proposent en outre que de tels mandats ne soient accordés qu’en cas de crimes graves.
Il convient de noter que les «méfaits» présumés de journalistes ou d’organisations de médias qui ont été sanctionnés par la saisie et la destruction de leurs outils numériques ou la suppression de contenus critiques, peuvent, au pire, être qualifiés de méfaits. Plus important encore, ces délits de presse sont dépénalisés dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest où de telles violations ont été enregistrées.
Malheureusement, les lois sur la sécurité nationale et la cybersécurité sont souvent évoquées pour continuer à criminaliser le travail des journalistes et justifier leurs poursuites pénales ou l’altération de leurs téléphones portables et de leurs ordinateurs sans aucune garantie judiciaire.
Cette tendance à la fouille intrusive des téléphones, ordinateurs et appareils photo des journalistes et, parfois, la destruction pure et simple de ces appareils numériques constituent une violation flagrante des droits numériques des victimes. Ces perquisitions enfreignent les principes de protection des données et portent atteinte à la protection des sources. Les communications des dénonciateurs avec un journaliste peuvent être découvertes grâce à ces fouilles arbitraires et des articles importants peuvent être supprimes par la saisie et la destruction des appareils numériques des médias.
Au vu de ce qui précède, la MFWA exhorte les organisations de médias à investir davantage dans la technologie de cryptage et à mettre en place une pratique de sauvegarde de leurs données sensibles et confidentielles. Les journalistes doivent éviter de conserver des données personnelles sur les téléphones et autres outils numériques qu’ils utilisent pour leur travail.
Le processus d’accès aux données à partir des appareils du personnel ou des organisations des médias doit être réglementé par des règles claires et équitables régissant le contrôle des données personnelles. Dans la plupart des juridictions, une fouille physique du domicile ou du bureau d’un suspect nécessite un mandat. Étant donné qu’une fouille forensique d’un appareil informatique peut être plus intrusive qu’une fouille physique, il est nécessaire de prévoir des garanties plus strictes dans le premier cas.
La MFWA demande également aux gouvernements d’Afrique de l’Ouest de donner des instructions claires à la police pour qu’elle ne saisisse pas les outils des journalistes pendant qu’ils sont en service.